
Hokusai : La Grande Vague, Mont Fuji, biographie et œuvres
Le « vieux fou de dessin » — Kogechan raconte
On connaît « La Grande Vague », on connaît moins l’homme aux multiples vies et multiples noms. Kogechan vous emmène sur le dō (道) (la voie) d’un génie qui a réinventé l’ukiyo-e (浮世絵). Voir notre collection d’estampes japonaises.
I. Vie & style : une même histoire, un même pinceau
Enfance d’Edo et premiers ateliers.
Né à Edo en 1760, Hokusai est très tôt au contact des métiers du livre : apprenti hori (graveur) puis élève du maître Katsukawa Shunshō en 1778. Il signe d’abord Shunrō et dessine des acteurs (yakusha-e) avant d’être écarté du studio après la mort de Shunshō. Ce détour forcé l’amène vers les cercles de kyōka (poésies satiriques) et les surimono (tirages privés luxueux, papier épais, encres raffinées, gaufrages), terrain idéal pour ses expérimentations. Il regarde aussi du côté de Rinpa (琳派, style décoratif né à Kyōto, grands aplats et motifs stylisés) et s’essaie aux perspectives importées par les « images hollandaises ».
Myōken et le pinceau : la voie d’Hokusai![]()
À la fin des années 1790, Hokusai prend un nouveau gō (号, nom d’artiste) et fréquente le culte bouddhique de Myōken (妙見), divinité associée à l’étoile polaire. Cette orientation nourrit sa persévérance quasi ascétique (dessin quotidien, exercices, reprises). En 1807, il signe pour la première fois « Katsushika Hokusai » : Hokusai s’écrit 北斎 — 北 (hoku) = “nord” + 斎 (sai) = “ermitage/lieu de recueillement”, pris par les peintres au sens d’« atelier ». Autrement dit, « l’atelier du Nord », clin d’œil direct à Hokushin (北辰, l’étoile du Nord) et à Myōken. En 1811, il peint en kakejiku (rouleau suspendu) Minamoto no Tametomo à Onigashima : la signature précise « Katsushika Hokusai Taitō ». Le terme Taitō renvoie poétiquement à la constellation polaire et à Myōken .
Le saviez‑vous ? Hokusai réalisait aussi des peintures‑spectacles géantes dans des temples, représentant par exemple Daruma : des œuvres « taille bâtiment ». Son oeuvre de ce style la plus célèbre sera faite à la fin de sa vie : le gigantesque phénix au plafond du temple Ganshō-in à Obuse : 八方睨み鳳凰図 (Happō-nirami Hōō-zu, « le phénix qui te regarde de tous côtés »
Manuels & “manga” : la boîte à outils d’Hokusai
À partir de 1812, Hokusai formalise son savoir dans des manuels de dessin — Ryakuga haya-oshie (略画早指南, “dessin simplifié expliqué vite”, 1812–1815) — où il décompose les formes en gestes mémorisables. Puis viennent les Hokusai manga (北斎漫画) : non pas des BD au sens moderne, mais une somme de croquis servant de modèles (etehon 絵手本) pour élèves et artisans. Quinze volumes paraissent de 1814 à 1878 (certains posthumes), alignant milliers de vignettes : corps en mouvement, métiers, animaux, paysages, yōkai (esprits). Une véritable grammaire visuelle qui circule d’atelier en atelier. On peut d’ailleurs en admirer certains au musée Hokusai de Tokyo.
Années difficiles, sa fille Ōi (応為), puis la renaissance bleue.
Les années 1820 sont rudes (famille, santé, finances), mais sa fille Ōi revient travailler avec lui. Après un bref mariage, elle revient à Edo et travaille à l’atelier paternel, souvent de nuit, brosses et pigments côte à côte. Coloriste virtuose, elle signe ses propres bijin-ga (美人画, “images de belles”) et assiste son père sur des nikuhitsu-ga (肉筆画, peintures de la main) comme sur des projets d’estampes : aplats sur tissus (kimono/obi), petites corrections qui changent tout.
Kogechan : “sans Ōi, certaines harmonies de couleur « tardives » n’auraient peut-être pas cette limpidité. Son nom d’artiste, Ōi — « clarté » — lui va comme un halo.”
La mue stylistique d’Hokusai s’accélère et vient la renaissance. Au tournant des années 1830, il redéfinit l’estampe de paysage avec les Trente‑six vues du mont Fuji (富嶽三十六景, 1830–1832). La série est annoncée par l’éditeur Eijūdō pour le Nouvel An 1831 et exploite un pigment nouveau sur le marché japonais : le bleu de Prusse (ベロ藍), ouvrant la voie aux aizuri‑e (tirages monochromes bleus) et à des dégradés bokashi d’une subtilité inédite. Cette chimie du bleu rencontre sa science de la composition et de la perspective pour donner La grande vague de Kanagawa (神奈川沖浪裏).
Le dernier Hokusai, peintre.
Dans les années 1840, Hokusai, âgé, se concentre davantage sur la peinture : rouleaux en encre (sumi-e), oiseaux‑fleurs (kachō‑ga), paysages d’une spiritualité sobre. Il séjourne à Obuse chez son mécène Takai Kōzan et adopte un sceau talismanique Hyaku (百, « Cent »), affichant son vœu de longévité et de progrès. Il ne quittera jamais le Japon, mais son pinceau, lui, voyage partout.
Le dragon qui s’élève du Fuji. Au 1er jour de l’an 1849, presque nonagénaire, Hokusai peint 「富士越龍図」— Dragon s’élevant au‑dessus du mont Fuji (encre sur soie, kakejiku). L’œuvre est considérée comme l’une de ses dernières, voire son chant du cygne : un Fuji enneigé, une colonne de nuages comme une fumée noire, et le ryū (龍) qui grimpe vers le ciel. Le rouleau est conservé et exposé au Hokusai-kan d’Obuse. Il est visible à au Château des Ducs de Bretagne à Nantes pendant l’été 2025, pour la magnifique exposition consacrée au maître. — et pour prolonger la visite, voyez notre sélection Fuji.
Citation (Hokusai à 75 ans) : « Depuis l’enfance j’ai la manie de dessiner. À soixante-treize ans, je commence à saisir un peu la nature des choses. À quatre-vingt ans, j’aurai fait des progrès ; à quatre-vingt-dix, je pénétrerai le secret des choses ; à cent ans, j’aurai atteint quelque chose de merveilleux ; à cent dix, chaque point et chaque ligne seront vivants. » (Postface aux Cent vues du mont Fuji / Fugaku hyakkei, 1834–1835).
II. Tous ses noms (gō) expliqués vite et bien
Hokusai change de gō au gré des étapes de sa vie et de ses ambitions — un véritable storyboard artistique :
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Shunrō (春朗) — années 1778‑1793, dans l’atelier Katsukawa, estampes d’acteurs.
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Sōri (宗理) — v. 1795‑1798, entre Rinpa (décoratif) et surimono pour cercles de kyōka ; il « transmet » ensuite ce nom à un élève, pratique courante.
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Hokusai (北斎) — dès 1807 ; « Katsushika » (葛飾) renvoie au quartier d’Edo, « Hokusai » s’inscrit dans sa foi envers Myōken (étoile du Nord).
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Taitō (戴斗) — attesté par le kakejiku Tametomo (1811) ; le terme évoque la « réception » de la constellation polaire (斗).
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Iitsu (為一, « un à nouveau ») — adopté vers 1819, au cap des 60 ans ; annonce un nouveau cycle.
- Gakyō Rōjin (画狂老人, « vieil homme fou de peinture ») et Manji (卍) — autour de 1834, sa signature crépusculaire, parfois accompagnée du sceau Hyaku (cent) dans ses trois dernières années. (NB : « manji » est un symbole bouddhique de bon augure.)
III. Séries et œuvres phares (titres en français & japonais)
1) Trente‑six vues du mont Fuji(富嶽三十六景), 1830–1832
Le monument qui a redéfini la gravure de paysage. Outre La grande vague de Kanagawa(神奈川沖浪裏), remarquez Vent du sud, ciel clair(凱風快晴, dit « Fuji rouge »)et Orage sous le sommet(山下白雨) : une grammaire visuelle mêlant bleu de Prusse, bokashi (dégradé) virtuose, compositions obliques et micro‑drames humains.
Le saviez-vous ? il y a en fait 46 planches dans cette série et non 36 comme l’indique son nom !
2) Tour des cascades des diverses provinces(諸国瀧廻り), v. 1832
Huit chutes d’eau magnifiées, dont La cascade d’Amida sur la route du Kisokaidō(木曽路ノ奥阿彌陀ヶ瀧). Le flux est pensé comme une matière sculptée ; Hokusai invente presque une mécanique des fluides poétique.
3) Vues remarquables des ponts des diverses provinces(諸国名橋奇覧), v. 1830–1834
Onze planches, road‑movie en bois gravé : Pont de Kintai(錦帯橋), Pont suspendu à la frontière de Hida et Etchū(飛越の堺つりはし)… Signées Iitsu (為一), elles témoignent du passage esthétique entre ses périodes.
4) Cent poètes, cent poèmes, expliqués par la nourrice(百人一首姥がゑとき), 1835–1839 (inachevé)
Hokusai illustre la célèbre anthologie Hyakunin isshu, à hauteur de « nourrice » (uba). Le ton est narquois, l’imagination visuelle débridée ; seules quelques dizaines de planches verront le jour, mais la série a une aura unique.
5) Hokusai Manga(北斎漫画), dès 1814
Des ehon (絵本, livres illustrés) de croquis tout‑venant : gestes, métiers, bestiaire, caricatures. Un réservoir de formes qui irrigue toute son œuvre et l’enseignement de ses élèves.
6) Cent vues du mont Fuji(富嶽百景), 1834–1849
Trois volumes, 102 vues au fil des années : l’obsession Fujisan condensée en noir et blanc. On y lit son credo sur la longue patience du dessin (voir la citation § I). Vol. 1 (1834) et suivants sont superbement documentés par le British Museum.
7) À part des séries : le rouleau du Dragon (富士越龍図), 1849
Rappelons enfin le kakejiku du Dragon s’élevant au‑dessus du Fuji, peint au Nouvel An de sa dernière année — une image‑testament où l’encre et le vide (yohaku) suffisent. Kogechan y voit le ryū de la vitalité tardive : même à 90 ans, Hokusai monte encore.
Pourquoi Hokusai reste irrésistible (et comment lire ses images)
- Science de la ligne : une ligne qui pense — le trait n’est jamais contour, il structure l’espace.
- Bleu moderne : l’irruption du bleu de Prusse lui permet d’orchestrer des gammes froides inédites dans l’estampe d’Edo.
- Regard global : emprunts choisis à l’Occident (perspective) sans renoncer à l’Asie (Myōken, Rinpa, Kanō), ni au comique des manga.
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Longue durée : il revendique l’apprentissage permanent ; son sceau Hyaku et sa phrase‑programme en témoignent.
Anecdote sympa : le sceau Hyaku (百, « Cent ») apparaît dans ses dernières années comme un porte‑bonheur personnel — et un clin d’œil aux lecteurs : « revenez me voir à cent dix ans ».
Conclusion de Kogechan
Hokusai n’est pas « un » artiste : c’est une constellation de noms, de techniques et d’obsessions, toutes polarisées par le Fuji. Sa vie et son style sont une seule trajectoire, du surimono bijou jusqu’aux rouleaux tardifs, avec, au milieu, la vague qui a tout balayé et tout reconstruit.
Si cette chronique vous a donné envie de regarder une estampe avec un œil neuf, venez découvrir notre sélection d’ukiyo‑e d’Hokusai et d’autres dans la collection “Estampes” de KOGEDO.